Le 16 mai 2011

Économie

L'échec de la ronde de Doha : la victoire des pauvres?

Jacques Parizeau, économiste et auteur

Depuis 1947, de plus en plus de pays (ils étaient une quarantaine au début et ils sont maintenant 150) se réunissent périodiquement pour abaisser les droits de douane et éliminer les quotas qui limitent les échanges internationaux. Cela s'est appelé le GATT, et c'est maintenant l'OMC (Organisation mondiale du commerce) qui a pris la relève. Cet abaissement des barrières commerciales donne lieu à des rondes de négociations qui durent quelques années et dont les succès sont variables. Néanmoins, elles maintiennent le cap sur un même objectif : le libre-échange. Au cours des dernières années, il y a eu la «ronde Kennedy», puis la «ronde de l'Uruguay», et c'est maintenant la «ronde de Doha». Celle-là, engagée en 2001, était censée aider tout particulièrement les pays sous-développés. Ce devait être la ronde des pauvres.

En fait, le cycle de Doha aura révélé à quel point le système commercial international a été organisé de façon à orienter la mondialisation dans le sens des intérêts des pays les plus développés, parfois au détriment de la croissance des autres. Il faut dire qu'elle avait bien mal commencé, cette ronde de Doha. On avait d'abord établi que, dès le 1er janvier 2005, tous les pays participants feraient observer sur leur territoire les brevets appartenant aux sociétés relevant de ses membres. Comme 90 % des brevets sont inscrits dans six pays (Europe, États-Unis et Japon), il était difficile de ne pas voir dans cet engagement un système de protection d'un groupe

restreint de multinationales. Au cours des négociations, des pays africains refusèrent d'appliquer la règle aux produits pharmaceutiques. Autrement, la lutte contre le sida, la tuberculose et la malaria serait devenue hors de prix pour eux.

Une trentaine de compagnies pharmaceutiques poursuivent ces pays devant les tribunaux (l'Afrique du Sud en particulier). Le scandale fut énorme, mondial. Finalement, des arrangements furent faits pour permettre de recourir à des produits génériques beaucoup moins chers, venant surtout de l'Inde et du Brésil.

La crise du coton

Peu de temps après éclata l’invraisemblable histoire du coton africain. Alors que s’engageaient de nouvelles négociations, Oxfam procéda à une étude portant sur les subventions que le gouvernement des États-Unis payait à ses producteurs de coton. Ces subventions s’élevaient à quatre milliards de dollars, plus que toute l’aide américaine accordée à l’ensemble de l’Afrique. Or, cette somme était répartie entre 25 000 producteurs qui, bien sûr, pouvaient ainsi faire face à toute concurrence, même celle venant des Africains les plus pauvres.

J’étais au Mali l’année où, les prix du coton étant décidément trop bas, les paysans refusèrent d’en planter et se réfugièrent dans les cultures vivrières traditionnelles. Près du tiers de la population de ce pays de 10 millions d’habitants était touché. La même année, les rizières situées le long du fleuve Niger furent ruinées par l’importation de riz thaïlandais, contre lequel, OMC oblige, le Mali ne pouvait se défendre.

Une demi-douzaine de pays d’Afrique de l’Ouest qui produisaient du coton protestèrent auprès du gouvernement américain. On leur répondit qu’ils feraient mieux de changer de culture. Ils allèrent présenter leur cause aux pays du BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) qui, devant l’intransigeance américaine (et européenne, d’ailleurs), firent avorter les négociations  qui étaient en cours.

Les grands ne sont plus seuls

Aujourd’hui (à la fin de juillet), on apprend que le cycle de Doha a encore avorté, toujours sur cette question agricole. L’Inde demandait que tout pays voyant ses importations d’un produit agricole augmenter de 10 % puisse imposer des droits de douane spéciaux. Les États-Unis exigeaient que ces droits ne puissent être imposés que si la hausse était de 40 %, c’est-à-dire, en pratique, lorsque les paysans auraient le dos au mur. Quant à la question de la réduction des subventions agricoles accordées aux producteurs des États-Unis et de l’Europe, j’avoue, à ma courte honte, ne rien y comprendre, sauf qu’il ressort clairement qu’il n’y a rien de changé pour le coton africain.

Au Québec, l’UPA pavoise. Le système de gestion de l’offre est sauvé pour le moment par l’échec de Doha. C’est important ici, mais cela représente peu de chose à côté des centaines de millions de petits producteurs agricoles qui, sans le savoir, vivront peut-être un jour un peu mieux parce qu’aujourd’hui l’Inde et la Chine peuvent se mesurer à l’Europe et aux États-Unis.

À Genève, le ministre indien du Commerce, Kamal Nath, a conclu, après l’échec de la ronde de Doha : «Je suis prêt à négocier un accord de commerce, pas la vie des agriculteurs pauvres.» Il y a des échecs qui, à tout prendre, sont des victoires.